Le rôle de l’infrastructure de réseau dans le tournant énergétique suisse

02.11.2023
Pour permettre à la Suisse d’atteindre la neutralité climatique à l’horizon 2050, une étude de l’EPFL et de la HES-SO Valais-Wallis souligne le caractère impératif et décisif d’un renforcement des réseaux électriques et d’un équilibrage des énergies renouvelables.
Auteur externe
Jonas Schnidrig
Doctorant Energy Doctoral School EPFL, EPFL & HES-SO Valais-Wallis
Disclaimer
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Co-autrice et co-auteurs

Cet article a été écrit en collaboration avec les personnes suivantes: Rachid Cherkaoui, Maître d’enseignement et de recherche et professeur à l’EPFL, DESL-PWRS EPF à Lausanne; Yasmine Calisesi, Directrice du Centre de l’Énergie de l’EPFL à Lausanne; Manuele Margni, Professeur en analyse de cycle de vie et transition durable à la HES-SO et à Polytechnique Montréal, EPFL et HES-SO Valais-Wallis à Sion; François Maréchal, Professeur en systèmes énergétiques à l’EPFL, IPESE EPFL Valais-Wallis à Sion.

La mise en œuvre du tournant énergétique visant à limiter le réchauffement de la planète à moins de 1,5°C est un défi mondial. Une mission d’autant plus complexe pour des pays comme la Suisse, dotés d’un système énergétique déjà dense et très développé. Parmi les nombreux éléments de cette transformation, le rôle des infrastructures énergétiques, et notamment des réseaux électriques, est fondamental. En Suisse, ces infrastructures représentent jusqu’à 40% des coûts d’électricité et 35% de la mobilité électrique. Dans ce contexte, une question urgente se pose: comment les technologies utilisant les énergies renouvelables peuvent-elles être conçues et mises en œuvre en symbiose avec les réseaux existants?

Alors que la Suisse s’efforce d'atteindre un bilan net de zéro émissions carbones à l'échéance 2050 et donc d'augmenter son recours à des énergies renouvelables, l’importance du renforcement des réseaux électriques s’accroît: plus la part des énergies renouvelables augmente et les importations d’énergies fossiles diminuent, plus les infrastructures énergétiques, composées de réseaux et de technologies de stockage, sont sollicitées. Il est donc indispensable de modéliser ces infrastructures dans le cadre de systèmes énergétiques pour tenir compte des contraintes associées en termes de choix technologiques pour la transition énergétique.

Cet article présente une étude approfondie menée par l’EPFL et la HES-SO Valais-Wallis sur ces questions cruciales. Utilisant le cadre de modélisation multi-énergie et multi-secteur EnergyScope, cette étude examine la transition d’un système énergétique basé sur les importations vers un système reposant sur les investissements et analyse comment celle-ci se traduit par un système énergétique plus économique et plus résilient sur le long terme. Cet article traite également de l’équilibre entre la production et le stockage saisonniers d’énergie et explore l'impact du déploiement des capacités de production photovoltaique et éolienne et sur ce scénario. Enfin, les effets du renforcement des réseaux, les choix technologiques pour la conversion et le stockage de l’énergie ainsi que la manière dont ces choix influencent l’infrastructure énergétique sont abordés.

Alors que la Suisse s’engage sur la voie ambitieuse de la transition énergétique, ces conclusions peuvent éclairer sur la meilleure façon de faire route vers un avenir énergétique durable, autonome et neutre en carbone.

Une Suisse autonome et neutre en CO2 à l’horizon 2050

Il est plus facile de choisir une voie quand l’objectif est connu. Des scientifiques de l’EPFL ont ainsi modélisé le système énergétique de façon à pouvoir chiffrer les divers scénarios envisageables pour la mise en œuvre du tournant énergétique. Les technologies utilisées pour la transformation, le stockage, la distribution et la fourniture finale de services énergétiques sont dimensionnées sur la base du potentiel des sources d’énergie disponibles. Dans un premier temps, ce modèle permet de quantifier les flux d’énergie et de matières ainsi que les capacités à installer pour couvrir les besoins de la Suisse, puis de déterminer les coûts du système en annualisant les investissements sur l’ensemble de leur durée de vie (suivant un taux d’intérêt de 2,2%), en tenant compte des prix à l’importation. Il a été calibré et validé en calculant les flux et les coûts du système actuel, puis en comparant les résultats obtenus avec les statistiques de l’OFEN [1]. Pour le système énergétique actuel, les coûts calculés varient entre CHF 112.– et CHF 168.– par mois et par habitant, au gré des marchés énergétiques internationaux et des facteurs géopolitiques qui les influencent. Ce modèle permet également de chiffrer les émissions associées à 4 t d’équivalent CO2 par an et par personne.

Le définition des scénarios possibles pour la mise en œuvre du futur système énergétique passe par la modélisation du processus décisionnaire préalable à la transition effective. Au lieu de recourir à des décisions d’experts, il a été décidé de modéliser le choix d’un «dictateur bienveillant», qui opte pour le système le plus économique pour mener à bien la transition, respectant ainsi la volonté de la population suisse. Dans le modèle élaboré, cette volonté prend la forme d’un État suisse indépendant et neutre. L’indépendance résulte de la décision de ne plus importer de ressources énergétiques fossiles, d’uranium et d’électricité. Sur cette base, il est possible de développer un système énergétique qui garantit la sécurité de l’approvisionnement et protège la Suisse des turbulences géopolitiques. La neutralité s’entend, quant à elle, en termes d’émissions de gaz à effet de serre: cela se traduit par le piégeage de 374 kg de CO2 par personne et par an [2], destiné à compenser la production locale de gaz à effet de serre. Cependant, cette restriction ne garantit pas la neutralité carbone à la Suisse, dans la mesure où plus des deux tiers de ses émissions sont actuellement générées par des importations de biens et de services à l’étranger [3].

Le système énergétique ainsi optimisé maximise l’utilisation des ressources locales et renouvelables et intègre une stratégie de gestion des stocks garantissant la sécurité de l’approvisionnement. Dans l’étude présentée dans ce qui suit, le modèle a été adapté afin de quantifier les mesures nécessaires de renforcement des réseaux électriques, de gaz naturel, d’hydrogène et de chaleur.

Quel sera le coût du système énergétique en 2050?

Le concept de «dictateur bienveillant» en 2050 propose le système énergétique le plus économique, avec un coût de CHF 92.– à CHF 94.– par mois et par personne (cf. la figure ci-dessous), mais aussi le plus résistant aux turbulences géopolitiques. Il se caractérise par une part importante d’investissements dans technologies de récupération, de conversion, de gestion et de distribution de l’énergie au sein de l’économie locale, soit 77% des coûts du système énergétique, ainsi que par une exploitation maximale des ressources locales, contrairement au système actuel, essentiellement dépendant d’importations d’énergie prétendument avantageuses.

Comparaison de la structure des coûts des systèmes énergétiques actuel et futur. Le modèle distingue trois types de coûts: les investissements réalisés dans la région du système étudié; les charges de maintenance liées à l’exploitation des technologies; les coûts d’exploitation, correspondant à l’achat de ressources énergétiques importées ou au prix de la collecte de ressources au sein du système. La figure montre la composition des coûts annuels modélisés pour les systèmes actuels ainsi que pour le système le plus économique en 2050. Les coûts sont normalisés par rapport au total des investissements réalisés dans le système en 2020. La valeur absolue par mois et par habitant est indiquée pour chaque colonne de coûts.

L’une des caractéristiques clés du système proposé est son efficacité économique, qui offre une réduction des coûts de 45% à 60% par rapport aux systèmes actuels. Cette efficacité résulte non seulement de l’utilisation de ressources moins onéreuses, mais aussi d’un système qui affecte à d’autres fins les moyens injectés dans les importations actuelles (entre CHF 12,6 et 22,4 milliards), à savoir des investissements réalisés en Suisse. La mise en œuvre de ce système représente un investissement de CHF 10,6 à 11,9 milliards par an, similaire aux prévisions de Swissbanking (CHF 12,9 milliards par an) [4]. Reposant sur l’utilisation de ressources domestiques, ce système sera par ailleurs plus résistant aux turbulences géopolitiques, tout en conservant sa capacité à fournir des services de gestion de l’énergie au reste de l’Europe.

L’importance de la gestion de l’énergie

Au vu du mix électrique actuel, basé principalement sur le nucléaire et l’énergie hydraulique, on pourrait s’attendre à des émissions de CO2 très faibles. La valeur de 112 kg de CO2/MWh [5] est conditionnée par la gestion de l’énergie, qui repose sur une part donnée d’électricité d’origine fossile issue des importations. Dans le système étudié, la gestion et le stockage saisonnier de l’énergie jouent un rôle fondamental dans l’équilibrage de la production et de la demande. La figure ci-dessous montre l’évolution du mix énergétique et des technologies de stockage par rapport à la puissance photovoltaïque installée. Le système optimal repose sur un ratio de 2/3 entre photovoltaïque et éolien (12 GW/20 GW) et exploite les synergies de production tout en s’appuyant sur l’hydroélectrique pour stocker les excédents. L’utilisation de la biomasse et son intégration avec la technologie de type «power-to-gas» constitue une autre méthode de stockage de l’énergie. Elle permet d’utiliser le réseau de gaz naturel existant pour stocker l’excédent de production estival local. Cette réserve centralisée est distribuée en hiver pour couvrir les besoins de la saison froide. L’analyse de sensibilité sur la pénétration du photovoltaïque montre que les taux d’installation élevés de ce dernier se traduisent par une réduction de l’éolien, couplée à une augmentation de l’utilisation du gaz naturel. Cela s’explique par un décalage saisonnier accru entre production et consommation.

Évolution de la structure des coûts du système économiquement optimal en fonction de la puissance photovoltaïque installée. L’axe secondaire représente la capacité de stockage saisonnière requise est reportée sur l'axe de droite. Étude de cas sur l’indépendance et la neutralité de la Suisse en 2050, à un coût minimal.

Les déchets ménagers contribuent également à la gestion de l’énergie, notamment quand ils peuvent être stockés pour répondre à des besoins saisonniers. Les incinérateurs de déchets sont équipés d’un système de captage de CO2 destiné à produire le niveau d’émissions négatives nécessaire pour atteindre la neutralité carbone.

Vers un système décentralisé

Dans le modèle énergétique étudié, l’accent est mis sur l’importance déterminante des infrastructures de réseau, notamment des réseaux de distribution électrique basse et moyenne tension. La figure ci-dessous montre la consommation (courbe), la production (blanc) et la transformation de l’électricité à différents niveaux (couleurs). Il ressort que la production photovoltaïque est entièrement consommée à son niveau de production (pas de transformation au niveau moyenne tension), mais ne représente que 29,5% de la consommation basse tension. La production éolienne au niveau moyenne tension comble les besoins accrus en basse tension dus à la présence de véhicules électriques. Au niveau moyenne tension, la production d’électricité correspond au double des besoins à ce niveau, mais seuls 26% de la production y sont consommés. Les trois quarts de l’électricité sont convertis à un niveau inférieur pour la consommation, ou un niveau supérieur dans les barrages à des fins de gestion. Les changements concernant la production et la consommation aux niveaux basse et moyenne tension montrent qu’un renforcement de ces réseaux de distribution électriques sera nécessaire pour intégrer les productions éolienne (82% de la capacité moyenne tension) et solaire décentralisées ainsi que la mobilité électrique (+61% de la capacité basse tension). Il faut souligner ici un point faible du modèle: la consommation propre au niveau basse tension (production de panneaux PV notamment) et l’exploitation des batteries de véhicules électriques ont fait l’objet d’une modélisation centralisée.

Évolution de la production et de la transformation de l’électricité à divers niveaux de tension. Le courant en couleur provient de niveaux supérieurs ou inférieurs. La partie positive représente la production au niveau de réseau concerné ou l’importation depuis un autre niveau de tension 7; la partie négative illustre les exportations d’énergie vers un autre niveau de tension.

S’agissant des réseaux de transport d’électricité et du réseau gazier, les renforcements nécessaires sont moins nets. Cela s’explique par le fait que ces réseaux sont historiquement dimensionnés pour un système haute tension centralisé, conçu pour les importations d’électricité, le nucléaire et l’hydraulique, ainsi que pour des installations haute pression destinées aux importations de gaz naturel. Ces réseaux jouent toutefois un rôle stratégique pour le stockage de l’énergie.

La décentralisation est observée également au niveau de la production combinée de chaleur et d’électricité, également appelée cogénération (ou couplage chaleur-force). Les piles à combustible sont ici un composant clé, permettant de décentraliser la cogénération dans des bâtiments ou des quartiers. Le futur modèle sera donc plus décentralisé que le système actuel, ce qui implique de repenser le rôle des infrastructures de réseau dans l’optique d’une gestion de l’énergie plus décentralisée et distribuée au niveau des quartiers.

Conclusions

La modélisation d’une Suisse autosuffisante sur le plan énergétique et neutre à l’horizon 2050 a démontré que la réaffectation des moyens dédiés aux importations d’énergie à des investissements dans les énergies renouvelables et à leur gestion en Suisse entraînera une réduction du coût des prestations énergétiques par rapport au niveau actuel. En outre, ce nouveau système résistera davantage aux turbulences géopolitiques et aux fluctuations du marché, contribuant ainsi à une plus grande stabilité économique.

Le tournant énergétique en Suisse entraînera une décentralisation notable du système énergétique. Cette transformation fondamentale s’appuiera sur une gestion intelligente et locale de l’énergie, mettant l’accent sur la consommation propre. Le rôle des réseaux de distribution doit être redéfini afin d’intégrer la transformation des consommateurs traditionnels en «prosumers». Ce terme désigne des personnes qui produisent et consomment de l’énergie à proximité de chez elles et dépendront davantage des grandes infrastructures pour la sécurité d’approvisionnement et le stockage saisonnier que pour la fourniture d’énergie.

Les analyses de sensibilité et d’incertitude du modèle utilisé dans l’étude présentée montrent qu’il existe de nombreux scénarios d’avenir équivalents.

Références

[1] Kost, Michael, «Statistique globale suisse de l’énergie 2020», OFEN, Berne, 10537, juillet 2021.

[2] X. Li et al., «Decarbonization in Complex Energy Systems: A Study on the Feasibility of Carbon Neutrality for Switzerland in 2050», Front. Energy Res., vol. 8, p. 549615, nov. 2020.

[3] H. Ritchie, M. Roser, and P. Rosado, «CO₂ and Greenhouse Gas Emissions», Our World Data, mai 2020, consulté le: 25 sept. 2023. [en ligne].

[4] A. Benz et al., «Finance durable – Besoins en investissement et financement pour la neutralité climatique de la Suisse d’ici 2050», Association suisse des banquiers, Bâle, 1, 2021.

[5] A. Santecchia, «Enabling renewable Europe through optimal design and operation», EPFL, Sion, 2022.

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